Un an après l’affaire Khashoggi : les opérations d’influence de l’Arabie saoudite pour réhabiliter son image


 

Scellée autour de l’accès aux ressources pétrolières du Royaume en contrepartie de la protection inconditionnelle de la famille Saoud, l’alliance entre l’occident et l’Arabie saoudite a été formalisée au sortir de la seconde guerre mondiale par le Pacte dit « de Quincy. » Cette alliance, fragile et antinomique, réunissant les plus anciennes démocraties du monde et un royaume théocratique obscurantiste, est régulièrement l’objet de tensions et de refroidissements qui poussent Riyad à redoubler d’efforts dans sa stratégie d’influence.

 

L’Arabie saoudite et l’Occident : une alliance fragilisée depuis plusieurs décennies

Parmi les auteurs des attentats du 11 septembre, quinze sur dix-neuf (et Oussama Ben Laden lui-même) étaient de nationalité saoudienne. Si l’administration de G.W. Bush limite les dégâts en dissimulant des informations et en pointant du doigt Saddam Hussein, l’administration de B. Obama fait preuve de moins de ménagement à l’égard de son alliée. Dans une interview accordée à The Atlantic en 2016, Barack Obama accuse Riyad de soutenir le terrorisme sunnite.[i] Quelques mois plus tard, l’administration américaine déclassifie une partie du rapport d’enquête parlementaire sur le 11 septembre qui indique que des dirigeants saoudiens ont financé certains membres du commando puis fait obstruction aux investigations. La même année, le Congrès autorise les proches des victimes du 11 septembre à ester en justice aux fins de réclamer des dommages et intérêts à la monarchie saoudienne. En pleine campagne présidentielle, Wikileaks divulgue une série de courriels dans lesquels des responsables politiques de premier plan tels que H. Clinton se plaignent des autorités saoudiennes, soupçonnées d’assister financièrement et logistiquement l’Etat islamique.[ii] Enfin, le candidat Trump articule durant toute la campagne électorale une rhétorique résolument anti-interventionniste et hostile au Royaume saoudien, à qui il reproche d’être un gouffre financier pour le budget de défense américain.[iii]

Devenu prince héritier le 22 juin 2017 à la suite d’une révolution de palais orchestrée par son père pour évincer son cousin, Mohammed ben Salmane (ci-après « MBS ») poursuit l’intervention militaire dans le cadre de la guerre civile yéménite et procède immédiatement à une purge sans précédent. Des dizaines de princes, hommes d’affaires, ministres et personnes d’intérêts sont arrêtés puis limogés.[iv] Tant les conséquences humanitaires de l’intervention au Yémen que le caractère autoritaire de la purge ont été ouvertement critiqués en Occident - poussant même les services du renseignement allemand à publiquement déclarer « leur inquiétude vis-à-vis de la politique impulsive de MBS ».[v] La séparation des « partenaires de Quincy » apparait alors de plus en plus irrémédiable.

En apparence seulement, car durant les premiers mois le prince héritier jouit paradoxalement d’une image de « réformateur » à laquelle les occidentaux sont très sensibles. Cette aura découle notamment de son opposition aux milieux religieux conservateurs (MBS entend améliorer l’accès des femmes au marché de l’emploi, etc.) puis de son soutien au programme de transformation nationale (dit « Vision 2030 »), qu’il a publiquement défendu à plusieurs reprises.[vi] Annoncé en grande pompe, ce programme a pour objectif de sortir l’Arabie saoudite de la rente tout-pétrole en mettant en œuvre une réforme des institutions, une ouverture aux investisseurs privés, au tourisme non-religieux, la prise en compte de contraintes liées au développement durable et un meilleur accès à la culture (ouvertures de cinémas, etc.).

Cette accalmie ne sera que temporaire. Le 2 octobre 2018, le journaliste Jamal Khashoggi meurt assassiné dans les locaux du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Séquestré, torturé et découpé en morceaux par un commando saoudien, le sort de cet exilé politique puis les déclarations contradictoires du régime saoudien bénéficient d’un vaste écho médiatique ayant, une fois de plus, lourdement terni l’image du Royaume en Occident. Les révélations ne tardent pas à directement incriminer le prince héritier : sept des 15 suspects dans l’assassinat de Khashoggi seraient des gardes du corps de MBS.[vii] La presse américaine révèle par la suite que la CIA confirme que MBS a ordonné l’assassinat.[viii] Les dirigeants occidentaux s’indignent et condamnent à l’unisson, et certains pays, dont la France et l’Allemagne, vont jusqu’à ordonner des interdictions de territoire à l’encontre de ressortissants saoudiens supposément liés à l’assassinat. [ix] L’Allemagne, la Finlande et le Danemark suspendent les ventes d’armes à l’Arabie saoudite.

En outre, le meurtre de Khashoggi impacte notoirement le Forum international sur l’investissement en Arabie saoudite (le « Davos du désert »), qui s’est tenu quelques semaines après l’assassinat. De nombreux responsables économiques et politiques, tels que Richard Branson (Virgin) et Dara Khosrowshadi (Uber), ainsi que de nombreux journalistes, ont tout simplement décidé de boycotter l’événement.[x] Le ministre saoudien de l’Energie, Khaled Al-Faleh n’a pas pu masquer l’embarras de son gouvernement en déclarant lors du discours d’ouverture que le Royaume « traverse des jours difficiles ». L’économie saoudienne est également directement affectée, le Tadawul (indice boursier de l’Arabie saoudite) accusant de fortes baisses consécutivement aux révélations sur Khashoggi.[xi] L’affaire ôte définitivement à MBS son aura d’ouverture et de modération et avilit l’image du Royaume. Pour autant, le divorce entre l’Occident et la monarchie, qui apparaît inévitable depuis deux décennies et qui atteint son paroxysme avec l’affaire Khashoggi, semble ne jamais se consommer.

 

Le lobbying saoudien dans le monde occidental

Pour reprendre sa place d’alliée favorite, Riyad doit se refaire une beauté. De Bruxelles à Washington en passant par Paris, le gouvernement saoudien fait appel aux services d’un vaste réseau de think tanks, de centres d’études, de cabinets d’avocats, de consultants en relations publiques, de conseillers et de lobbyistes. Les éléments de langage, axés sur les projets faramineux du Royaume dans le cadre du programme « Vision 2030 » ou sur les « intérêts communs » tels que la préservation de la sécurité dans un Moyen-Orient troublé, sont assénés à un public choisi à travers un flot continu de rendez-vous, d’entretiens, d’articles et de rapports.

Dans le cadre du Foreign Agent Registration Act (loi sur l’enregistrement des agents d’influence étrangers), les agents représentant les intérêts de puissances étrangères aux Etats-Unis ont des obligations de transparence concernant leur financement et leurs activités. La monarchie saoudienne a déclaré avoir dépensé 16 M$ entre le 2 octobre 2017 et le 2 octobre 2018 en opérations d’influence aux Etats-Unis. Au cours de l’année qui s’est écoulée depuis la mort de Khashoggi, les intérêts saoudiens ont investi plus de 30 M$.

Il est ainsi patent de constater que les dépenses de lobbying aux Etats-Unis au nom des intérêts de l’Arabie saoudite ont fortement augmenté depuis la mort de Jamal Khashoggi. Si certaines entreprises ont tenté de prendre leurs distances en raison des controverses sur l’affaire Khashoggi et des allégations de violations des droits de l’homme, d’autres agents d’influence ont profité de l’occasion pour négocier des contrats avantageux. L’une des sociétés les mieux rémunérées est Sonoran Policy Group, société de lobbying fondée par Robert Stryk, conseiller de Trump durant sa campagne. L’entreprise a reçu 5,4 M$ pour des « services consultatifs » dans le cadre d’un obscur contrat qui aurait été résilié peu après sa signature. [xii]

Relevons également que le lobbyiste MSLGroup qui a reçu plus de 18,8 M$ entre octobre 2018 et janvier 2019 – soit plus que ce le Royaume a dépensé en lobbying aux Etats-Unis l’année précédent le décès de Khashoggi.[xiii] MSLGroup est une filiale américaine du groupe français Publicis.[xiv] MSL opère également à Paris et Bruxelles et semble être au cœur de la stratégie d’influence saoudienne. Sur le territoire de l’Union européenne, le lobbyiste manque régulièrement à ses obligations de transparence et est soupçonné d’opérer « sous le radar ».[xv] Il est d’ailleurs étonnant de constater que MSL Brussels n’a pas listé le royaume saoudien parmi ses principaux clients dans le registre de transparence de l’Union européenne, mais a toutefois enregistré la société « Qorvis ». [xvi] Cette dernière n’est rien d’autre qu’une filiale américaine de MSLGroup[xvii] ayant elle-même reçu d’importants fonds saoudiens.

 

… renforcée par une stratégie de communication digitale agressive

Outre les campagnes de lobbying traditionnelles, les agents d’influence saoudiens déploient un large éventail d’opérations numériques sur les réseaux sociaux. Ces dernières sont en partie basées sur la « feuille de route psychologique » commandée par MBS et élaborée par la société SCL Group…  Société-mère de Cambridge Analytica, [xviii] disparue à la suite du scandale éponyme. Ce document constitue une véritable analyse comportementale des populations, visant à élaborer des stratégies informationnelles pour maintenir la viabilité de la monarchie saoudienne.

En octobre 2018, quelques jours après l’assassinat de Khashoggi, Twitter a suspendu plusieurs milliers de bots qui inondaient la plateforme avec des messages pro-saoudiens, affublés du hashtag « nous avons confiance en MBS ». [xix] Depuis lors, Twitter procède régulièrement à des vagues de suspension de comptes liés à l’Arabie saoudite ou aux Emirates Arabes Unis (4.525 comptes suspendus en septembre 2019).[xx] Lorsqu’ils étaient actifs, certains de ces comptes se présentaient comme des journalistes indépendants et mettaient en avant un narratif favorable au gouvernement saoudien, tandis que des milliers de bots retweetaient en masse en direction de médias ou représentants politiques occidentaux, générant de ce fait une « tendance » susceptible d’être reprise. En août 2019, c’est la plateforme Facebook qui annonce avoir suspendu plus de 350 comptes et pages (réunissant environ 1,4M d’abonnés), suspectés de promouvoir le régime saoudien tout en dénigrant ses voisins régionaux (en particulier le Qatar et l’Iran).[xxi]

Une étude[xxii] menée par le Digital Forensic Research de l’Atlantic Council (think-tank américain) a mis en lumière qu’une vidéo YouTube conspirationniste prétendant que Khashoggi était toujours en vie a été sciemment propagée en octobre 2018 par des bots, des journalistes saoudiens et des comptes liés à la monarchie. Alors que la vidéo (en langue anglaise) n’apportait aucune preuve concrète, elle a été exploitée en tant qu’outil de guerre informationnelle, destiné à semer le doute et gagner du temps. En l’espace de quelques jours, cette vidéo a été vue plus d’un million de fois. Par ailleurs, un projet d’échange culturel dénommé Gateway KSA a pour vocation d’attirer des personnalités influentes sur réseaux sociaux avec des voyages tous frais payés en Arabie saoudite.[xxiii] Gateway KSA est géré par un cousin de MBS et reçoit le soutien d’entreprises et des administrations saoudiennes. En septembre 2019, plus de 200 influencers (certains dépassant le million d’abonnés sur Instagram) avaient déjà participé au programme, permettant ainsi au Royaume d’amplifier sa stratégie de réhabilitation de son image, par le biais d’acteurs indirects et non-saoudiens.

 

Conclusion

Malgré le choc causé par l’affaire Khashoggi et les condamnations occidentales qui suivirent, il est évident que l’Arabie saoudite a largement échappé à la punition qui lui était médiatiquement promise. Un an après les faits, les retentissements de l’affaire paraissent en effet inexistants. Dès le mois de mars 2019, le Conseil européen des relations internationales soulignait d’ailleurs que si les condamnations unanimes avaient bel et bien structuré une position européenne unifiée concernant l’Arabie saoudite, celle-ci n’aura été qu’éphémère.[xxiv] Il convient de préciser que le succès des stratégies d’influence saoudiennes doit toutefois être compris au regard de considérations économiques et stratégiques majeures : l’Arabie saoudite est l’un des plus grands producteurs de pétrole au monde et, surtout, l’un des principaux acheteurs d’armes aux pays occidentaux.

 

Geoffrey Pages-Galdiolo


 

Sources

 

[i] J. Goldberg pour The Atlantic, « The Obama Doctrine », The Atlantic, avril 2016.

[ii] WikiLeaks, « The Podesta Emails », octobre 2016.

[iii] A. Blake, « Trump’s curious evolution on Saudi Arabia », The Washington Post, septembre 2019.

[iv] The Huffington Post, « En Arabie saoudite, le prince héritier procède à une purge sans précédent dans l’histoire moderne du pays », novembre 2017.

[v] Reuters, « German spy agency warns of Saudi shift to ‘impulsive’ policies », décembre 2015.

[vi] Al Arabiya News, « Full Transcript of Prince Mohammed bin Salman’s interview », avril 2016.

[vii] D. Hearst, « Seven of bin Salman’s bodyguards among Khashoggi suspects », Middle East Eye, octobre 2018.

[viii] Reuters, « La CIA pense que Mohamed ben Salman a ordonné l’assassinat de Khashoggi », novembre 2018.

[ix] A. Izambard, « Khashoggi : Macron reçoit MBZ et va annoncer des sanctions contre l’Arabie saoudite », Challenges, novembre 2018.

[x] Le Monde, « Le meurtre de Jamal Khashoggi parasite le « Davos du désert » en Arabie saoudite », octobre 2018.

[xi] CNBC, « Saudi stocks plunge 7% on Khashoggi fallout ; biggest drop since 2014 », octobre 2018

[xii] H. Timmons, « Trump campaign veterans were paid $5,4 M by Saudi Arabia for doing virtually nothing », Quartz, octobre 2018.

[xiii] OpenSecrets, Foreign Agent Registration Act, Saudi Arabia, Registrants 2017-2018.

[xiv] https://mslgroup.com/about

[xv] Corporate Europe Observatory, « Promoting the indefensible : Saudi Arabia’s Brussels lobby shop », janvier 2019.

[xvi] LobbyFact.eu – MSL Brussels

[xvii] Mslgroup.com, Press Releases, « Publicis Group Acquires Qorvis Communications », octobre 2014.

[xviii] D. Hakim, « Cambridge Analytica’s Parent Company Helped Shape Saudi Arabia’s Reform Movement », The New York Times, mai 2018.

[xix] L. Feiner, « Twitter bans bots that spread pro-saudi messages about missing journalist », CNBC, octobre 2018.

[xx] M.O. Jones, « Saudi, UAE Twitter takedowns won’t curb rampant disinformation on Arab Twitter », The Washington Post, septembre 2019.

[xxi] Reuters, « Facebook says it dismantles covert influence campaign tied to Saudi governement », août 2019.

[xxii] DFR Lab, « BotSpot : Journalist’s Death Followed by Fake Accounts », medium.com, octobre 2018.

[xxiii] V. Nereim, « Can Influencers Improve Saudi Arabia’s Image ? », Bloomberg, septembre 2019.

[xxiv] J. Barnes-Dacey, « The end of the post-Khashoggi era ? Europe’s collapsing unity on Saudi Arabia », European Council on Foreign Relations, mars 2019.