Rapports de force et conflits informationnels sur le marché des cryptomonnaies



 

Les cryptomonnaies sont des monnaies privées, sans cours légal, sans aucun adossement physique ou financier et totalement virtuelles : elles se créent et circulent indépendamment de toute banque et sont détachées de tout compte bancaire. Elles utilisent la cryptographie, ce qui signifie qu'elles sont conçues pour transmettre de la valeur sur Internet dans un environnement totalement ouvert et public, et en toute sécurité.Ces cryptomonnaies sont conçues comme une réponse aux dérives d’un modèle financier à bout de souffle. Ainsi, en 2008, lors de l’apogée de la crise de confiance financière et institutionnelle on assiste à l’émergence des crypto actifs.

 

Objectif initial des cryptomonnaies : libérer la monnaie de l’Etat

L’objectif des travaux initiaux sur les cryptomonnaies, débutés par David Lee Chaum dès 1985, est de pouvoir proposer une monnaie cryptographique fondée sur l’idée de ressource rare, disponible en quantité limitée qui permet de préserver l’anonymat de l’utilisateur à l’instar de la monnaie métallique. En 2009 est créé le Bitcoin, conçu comme un système où seuls les utilisateurs ont le contrôle de leurs fonds et sur un réseau qui ne peut être saisi ou manipulé par des organisations ou individus. C’est sur cette idée fondamentale que le Bitcoin et d’autres cryptomonnaies se sont imposés comme un outil de protection des droits et libertés individuelles contre les institutions et les états. L’idéologie sous-jacente et originelle des cryptomonnaies est celle d’une société libre et sans contrainte, dont le bonheur découle du progrès technologique.

Il n’est dès lors pas étonnant de constater que la Chine, Etat totalitaire, a été un temps une des places fortes du bitcoin (rare espace de liberté). Ainsi, il y a encore deux ans, les trois principales plateformes chinoises de transactions en bitcoins (BTC China, Okcoin et Huobi) représentaient plus de 98% des échanges mondiaux, selon le site de référence bitcoinity.org. L’absence de régulation et de possibilité de surveillance de ses transaction ne pouvaient laisser indifférent l’Etat Chinois qui mit fin, en 2017, à la possibilité d’effectuer des transactions en monnaie virtuelle sur son territoire en faisant fermer les plateformes d'échanges de cryptomonnaies.

 

Défiance des Etats à l’égard des crypto monnaies

Dès la genèse de ces ovnis financiers, les Etats sont en défiance à l’égard de ces nouvelles « monnaies » qui empiètent sur leur souveraineté. La qualification juridique de "monnaie" est même contestée par ces derniers qui considèrent que ces « actifs » ne remplissent pas les fonctions dévolues aux monnaies (une unité de compte, une réserve de valeur, un intermédiaire d’échange). La confiance étant le fondement de l’existence d’une monnaie. Les états se sont attaqués à celle-ci en assimilant l’utilisation des cryptomonnaies à des activités illégales. Ainsi en 2017, la Chine, pour justifier leur interdiction, avait accusé les cryptomonnaies d'être "l'instrument d'activités criminelles" au service du trafic de drogue et des fraudes financières.

Aujourd’hui, ces affirmations entre en contradiction avec les constats qui tendent à démontrer que l'activité illégale n'est plus le facteur dominant d’utilisation des cryptomonnaies. La DEA (Drug Enforcement Administration : service fédéral américain de contrôle des drogues) affirme que "Le rapport entre l'activité légale et l'activité illégale dans le bitcoin s’est inversé… L'activité illégale est tombée à environ 10% et le trading est devenu la nouvelle activité dominante, soit ni plus ni moins que le ratio attribué à l’activité souterraine dans les PIB occidentaux. Dès lors, il s’est avéré plus utile de mettre en place un cadre juridique efficace pour les réguler, les accompagner et les mettre sous contrôle.

 

La régulation : instrument de mise sous contrôle des cryptomonnaies

Selon le rapport Laudau remis au ministre de l'Économie et des Finances datant de juillet 2018, il existerait près de 1600 crypto monnaies qui représentent une capitalisation de marché estimée à environ 270 milliards de dollars. Dans cette optique, la France a décidé d'adopter une posture offensive. Ayant compris que le foisonnement des crypto monnaies était désormais difficile à enrayer, elle cherche désormais à se positionner comme un acteur de référence en matière de régulation des cryptoactifs au niveau européen et à convaincre ses voisins européens d'adopter le même modèle. Ainsi, la loi Pacte, adoptée le 11 avril 2019, vise à inciter les entreprises émettrices de cryptomonnaie (et les spéculateurs) à s’établir en France.

Pour cela, le gouvernement français entend désormais autoriser les acteurs de la cryptomonnaie à exercer en France. L’émission et l’échange de nouvelles crypto monnaies seront subordonnées à une demande de certification si ses émetteurs souhaitent les proposer au grand public. L’arrivée tonitruante de Libra de Facebook incite également les Etats à réviser leur stratégie de règlementation. La future cryptomonnaie de l’entreprise américaine laisse entrevoir des applications extrêmement difficiles à réguler pour les États. Ainsi, de nombreux autres Etats s’apprêtent également à légiférer sur la question des cryptomonnaies selon une infographie réalisée par Comply Advantage.

 

Facebook ou les nouveaux enjeux des crypto monnaies

En juin 2019, Facebook a provoqué un séisme sur le marché des monnaies virtuelles en annonçant le lancement de sa monnaie virtuelle dénommée Facebook coin.  Afin de limiter la volatilité propre aux cryptomonnaies actuelles, celle-ci serait adossée à un panier de devises traditionnelles. En outre, le cryptage et la sécurisation des transactions Libra (nom du projet de création de cette cryptomonnaie) seront assez loin des technologies mises en œuvre pour les émissions de bitcoin. A cet égard, Facebook assure que sa filiale, porteuse du projet, ne partagera pas d’informations de compte ou de données financières avec la maison mère sauf "cas limités" parmi lesquels figurent évidemment, la lutte contre les activités illicites, la transmission de données aux autorités, mais également, le partage des données clients avec les fournisseurs de services parmi lesquels on trouve… Facebook.

En outre, le spécialiste des cryptomonnaies Alexandre Stachtchenko explique à Capital que Facebook ne veut pas « concurrencer les États mais plutôt organiser la concurrence entre eux. Projetons-nous dans 10 ans quand le Libra sera utilisé par 1,5 milliard de personnes, soit plus que le yuan et d'autres monnaies. Il y aura une masse monétaire monstrueuse et le rapport de force sera totalement inversé. En cas de conflit avec la BCE, Libra pourra réduire la part de l'euro dans son panier de devises au profit d'autres monnaies. Ça fera chuter le cours de l'euro, du CAC 40 et aura des conséquences sur la zone euro. Comme lorsqu'un fonds de pension fait pression sur des États, mais en version XXL ».

Ces enjeux n’ont pas échappé aux Etats européens qui ont demandés des garanties à Facebook et se sont opposés clairement à la création d’une monnaie privée souveraine. Ainsi, le rapport de la Commission d’enquête du Sénat français relatif à « la Souveraineté numérique » indique notamment qu’Il existe « un risque de voir l’Etat concurrencé et finalement dépassé par des acteurs privés, sur lesquels la force de sa régulation pourrait se trouver amoindrie. » Le rapport pointe également la volonté de la Chine de s’émanciper de l’hégémonie américaine dans le cyberespace. Et à cet égard,  d'un point de vue économique, une cryptomonnaie chinoise pourrait ainsi prémunir la Chine d'éventuelles sanctions de la part des États-Unis en réduisant sa dépendance au dollar. Par ailleurs, il permettrait de concurrencer les firmes américaines (parmi lesquelles on trouve Google et Amazon) dans ce domaine.

 

La contre-offensive : les Etats s’emparent des cryptomonnaies pour réaffirmer leur souveraineté

Face à cette nouvelle donne financière, Il ne s’agit plus uniquement de guider l’Europe vers une réglementation commune des cryptomonnaies mais de parvenir à faire front commun contre les menaces à la stabilité monétaire européenne. Ainsi la France et l’Allemagne militent désormais pour une monnaie numérique publique encadrée par la Banque Centrale Européennes. En outre, là où les concepteurs des cryptomonnaies voulaient imposer les cryptomonnaies comme un outil de protection des droits et libertés individuelles et  un instrument de libération des individus contre les institutions et les états, la banque centrale chinoise y voit un nouveau mode de recueil de renseignements impossibles à obtenir lors d’une transaction en liquide. Ainsi, l’introduction d’une monnaie électronique chinoise permettrait à la Chine d’accentuer le contrôle sur sa population, en lui permettant de cartographier les profils financiers et les habitudes de consommation de chaque citoyen chinois.

Meriem ALLIER


 

 

 

Sites d’information :

https://www.banquesenligne.org/la-crypto-monnaie-cest-quoi/

http://data.bitcoinity.org/markets/volume/all?c=e&t=b

https://www.lafinancepourtous.com/decryptages/finance-et-societe/nouvelles-economies/crypto-actifs/crypto-actifs-definition-et-fonctionnement/

https://www.amf-france.org/Reglementation/Dossiers-thematiques/Fintech/Vers-un-nouveau-regime-pour-les-crypto-actifs-en-France

https://complyadvantage.com/blog/cryptocurrency-regulations-around-world/

Articles :

https://blockchaintimes.news/2018/10/19/david-chaum-godfather-of-digital-currency/

https://www.forbes.com/sites/kenrapoza/2017/11/02/cryptocurrency-exchanges-officially-dead-in-china/#89835ed2a839

https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-08-07/bitcoin-speculators-not-drug-dealers-dominate-crypto-use-now

https://ftalphaville.ft.com/2019/10/28/1572292428000/Libra-threat-has-central-banks-eyeing-faster-payments/

https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/le-maire-voit-des-progres-l-annee-prochaine-sur-une-cryptomonnaie-soutenue-par-la-bce-a2a18756f700e59007b51399482a13bd

https://www.capital.fr/entreprises-marches/cryptomonnaie-libra-facebook-va-encore-plus-loin-que-la-concurrence-des-etats-1342515

Rapports officiels :

http://www.senat.fr/rap/r19-007-1/r19-007-11.pdf

https://www.economie.gouv.fr/files/files/2019/Rapport_LandauVF.pdf